Know your enemy #2 (Léa Salamé)

Préambule

Les projets de lois récents concernant la parole publique et la fronde contre l'opposition populaire, qu'elle soit dans la rue, sur les réseaux, les plateformes vidéos ou même des obscurs blogs comme celui-ci, m'obligent à préciser les intentions de certains articles afin de ne pas subir les interprétations malhonnêtes des baillonneurs assermentés de l'expression citoyenne. Si la rubrique "Know your enemy", comporte le terme "ennemi", il s'agit évidemment de dénoncer des méthodes journalistiques systématiquement pro-pouvoir. Et il va sans dire que les ennemis de la pensée se combattent par la pensée alternative et sa propagation, et en aucun cas par des appels haineux à des atteintes morales ou physiques. Décrypter les interviews, démonter les argumentaires, mettre en lumière la docilité. Et sur ce terrain, tous les coups rhétoriques sont permis.

Voici donc une interview de l'économiste modéré Thomas Piketty par Léa Salamé et Nicolas Demorand. On ne s'intéresse ici qu'à la charge violente de Léa Salamé contre un retour de l'ISF. Deux choses.

Si elle estime que ses questions sont normales et conviennent à la neutralité qu'elle aime magnifier, alors c'est que Mme Salamé n'a pas conscience de faire de la politique et d'assurer le service après-vente des réformes macronistes.

Si elle se met dans la position de l'interviewer qui pousse l'interviewé dans ses retranchements avec des questions excessives alors il est étrange qu'elle ne le fasse pas de la même manière et avec la même verve lorsqu'elle interroge un membre du gouvernement sur le même sujet (du genre Darmanin).

Troisième possibilité, la neutralité et l'objectivité journalistiques n'existent que dans les contes. Dès lors, Léa Salamé, par ses questions orientées, donne son avis et le diffuse sur une radio dont les audiences s'élèvent à plusieurs millions chaque matin. Auquel cas la radio en question ne serait que le vecteur d'une idéologie qui ne dit pas son nom.. Mais je n'ose y croire... Un aperçu de l'interview puis le listage complet des questions de Léa Salamé sur l'ISF :

 

1. On va parler de l'ISF dans un instant... Mais n'est-ce pas un peu réducteur de dire "c'est la faute de Macron, au fond, d'appliquer les vieilles méthodes des années 90"?... Est-ce qu'aujourd'hui il ne paie pas aussi trente ou quarante ans d'accroissement des inégalités? Ce que je veux dire c'est que ça tombe sur lui mais est-ce qu'il ne faut pas remettre les choses dans leur contexte?

--> Macron n'est que la victime des politiques précédentes et tente de faire de son mieux.

2. S'il annonce ce soir le rétablissement de l'ISF (l'interview de France Inter a été diffusée le lundi 10/12/18 au matin), en quoi est-ce que ça va changer la vie des gilets jaunes? En quoi est-ce que ça va changer les fins de mois des gilets jaunes?

--> Léa Salamé joue sur l'immédiateté et la colère des "gilets jaunes". Elle aurait pu s'arrêter à la question "en quoi est-ce que ça va changer la vie des gilets jaunes". Mais elle préfère insister tout de suite et évoquer "les fins de mois", considérant que le retour de l'ISF n'est pas immédiatement quantifiable pour la population et sous-entend ainsi que le retour de l'ISF est inutile. Avait-elle eu vent des "réformes" que Macron proposerait le soir même? (attention, l'accusation de complot est proche)

3. Quand vous entendez Gérald Darmanin dire (elle fait comme si Darmanin parlait, en résumant ses propos et en les reformulant, et comme toute reformulation elle est très significative) "la suppression de l'ISF est entrée en vigueur en juin dernier, laissez-nous du temps pour voir si cette mesure là va ramener les riches qui sont en Belgique, en Suisse, ou à Londres"... " Laissez du temps pour voir s'ils vont investir davantage, si au fond, vous ne pouvez pas laisser du temps pour voir si ça peut marcher".. Pr définition, il faut rétablir l'ISF et point?

--> Elle défend ici très clairement la position: il faut laisser du temps au temps et voir ce qui se passe. Il serait intéressant de voir si elle considère qu'il faut laisser ce temps d'observation sur chaque réforme de chaque politique, et, le cas échéant, sur quelle temporalité. Dans le cas inverse, on se demandera quel sujet trouve grâce à ses yeux et sur quelle dose d'arbitraire elle considère que telle ou telle réforme nécessite du temps et du recul. On notera enfin le mépris pour l'analyse de son invité en le résumant à un cynique "il faut rétablir l'iSF et point?", sous-entendant une nouvelle fois que les partisans de cet argument (le rétablissement de l'ISF) n'ont finalement pas de vision d'ensemble et se bornent à réclamer machinalement quelque chose qu'ils ne comprendraient que partiellement.

4. Question d'actualité puisque l'actualité se fait en ce moment (belle remarque) : à l'instant Bruno Le Maire dit que le mouvement des gilets jaunes, durant ces 4 semaines de mobilisation, a coûté 0,1 point de croissance pour l'année 2018 pour la France et la Banque de France dit : "croissance prévue en forte baisse au 4e trimestre à 0,2%"... Votre réaction face à ces chiffres-là?

--> Elle adopte ici la novlangue néolibérale sans un soupçon d'autocritique. Croissance? Qu'est-ce donc que la croissance? A qui parle-t-elle? A des économistes du cac 40? A des auditeurs? A des grands patrons? Des dirigeants politiques? Tu sais ce que ça veut dire toi que la France a perdu 0,1 point de croissance? Et si on reprenait sa malhonnêteté rhétorique : est-ce que la croissance va changer quelque chose aux fins de mois des gilets jaunes? Les deux sources qu'elle cite : Bruno Le Maire et la Banque de France... Le ministre de l'économie et une banque.

5. Est-ce que c'est pas aussi le moment d'oser parler de la dépense publique? Est-ce que c'est pas le moment de dire, alors qu'on le flirt avec les 100% de la dette, de dire, comme Jean Tirole, (économiste de droite) l'a dit dans le JDD hier [...] de proposer d'évaluer désormais chaque dépense publique de l'état et de la supprimer si elle n'est pas efficace? Est-ce que vous dites qu'il faut aussi poser la question de la dépense publique?

--> Elle reprend ici à son compte un poncif (ultra)libéral bien connu: l'état dépenserait trop en aides sociales... et propose qu'on considère cela tout comme on considère la suppression de l'ISF. Elle met sur le même pied d'égalité, les soi-disant gaspillages publics et la perte fiscale liée à l'ISF, alors que celle-ci se chiffre en milliards d'euros. Et pour cela elle n'hésite pas à citer Jean Tirole, prix Nobel d'économie qui considérait encore il y a 6 mois que "Macron va dans le bon sens" (voir ici)

6. Il y a une alternative au rétablissement de l'ISF. Beaucoup parlent, y compris Laurent Berger, d'une nouvelle tranche, une 6e tranche autour de 60%... Qu'est-ce que vous pensez de ça?

--> Léa propose une alternative à un impôt qui taxe les plus riches et capte des sommes importantes pouvant être redistribuées aux plus pauvres. On appréciera le cœur qu'elle met à l'ouvrage. Elle cite au passage Laurent Berger, syndicaliste de la CFDT... un partenaire social, docile comme on n'en fait plus.

7. Donc pour vous l'alpha et l'omega c'est l'ISF en gros?

--> Retour au mépris, malgré la discussion passée, et au résumé déjà fait en question 3.

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